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Publié le 20 Oct 2016

Marchés publics : possibilité de refuser de communiquer des documents qui pourraient porter atteinte au déroulement équitable d’un procès

Marchés publics : possibilité de refuser de communiquer des documents qui pourraient porter atteinte au déroulement équitable d'un procèsConseil d’Etat, 28 septembre 2016, Armor développement et autres, n°390760

Un avis rédigé dans la perspective d’un contentieux afin d’évaluer les risques et faiblesses juridiques de la procédure de passation d’un marché attaqué n’est pas communicable de plein droit

Statuant sur la requête de plusieurs entreprises qui avaient demandé au ministère de l’Intérieur de leur communiquer des documents portant sur un marché public, le Conseil d’Etat apporte d’utiles précisions et rappels en matière de communication des documents relatifs aux marchés publics dans le cadre d’une instance juridictionnelle engagée.

Règle n°1 : L’administration n’est tenue de communiquer que les documents existants

Les sociétés requérantes avaient demandé la communication d’un document qui aurait dû être adressé par la Direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN) à la Direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ). La circulaire du 6 janvier 2012 préconise en effet avant signature d’un marché la rédaction par la direction sectorielle d’un argumentaire circonstancié. L’administration soutenait que ce document n’existait pas et avait été remplacé par une réunion entre les directions concernées, celle-ci n’ayant donné lieu à aucun procès-verbal. Le Tribunal administratif avait donc jugé que cette demande était sans objet et le Conseil d’Etat estime que ce jugement n’est pas entaché d’erreur de droit. A cet égard, le rapporteur public affirme que « le droit d’accès aux documents administratifs n’est pas conçu comme un droit à l’élaboration de documents » et rappelle que l’article 2 de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978, alors applicable (devenu l’article L.311-1 du Code des relations entre le public et l’administration), dispose que l’administration n’est tenue de communiquer que les documents qu’elle détient. Il estime également que la production d’échanges de courriels entre la DRCPN et la DLPAJ rendait crédible l’affirmation de l’administration sur l’inexistence du document demandé.

Règle n°2 : Un avis interne sur l’évaluation d’une procédure de passation d’un marché n’est pas communicable si le demandeur a par ailleurs engagé une procédure contre ce marché

Les sociétés requérantes demandaient également communication d’un avis interne à l’administration, rédigé dans la perspective d’un contentieux, afin d’évaluer les risques et faiblesses juridiques de la procédure de passation du marché concerné. Il se trouve que ces mêmes sociétés avaient également contesté devant le Tribunal administratif de Paris l’attribution de ce marché à une société concurrente. Le Tribunal administratif a rejeté cette demande et le Conseil d’Etat estime qu’il n’a pas commis d’erreur de droit, dans la mesure où la communication du document demandé aurait conduit à porter à la connaissance du juge statuant sur la légalité du marché, des éléments émanant de l’autre partie et de nature à plaider contre ses propres intérêts. Le Conseil d’Etat retient ainsi que « dans les circonstances de l’espèce, la communication de cet avis serait de nature à porter atteinte aux procédures juridictionnelles en cours ». Ce faisant, le juge applique l’article 6 de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 (devenu l’article L.311-5 du Code des relations entre le public et l’administration) qui dispose que ne sont pas communicables les documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte au déroulement des procédures engagées devant les juridictions ou d’opérations préliminaires à de telles procédures.

Règle n°3 : Les documents ou mentions reflétant la stratégie commerciale d’une entreprise ne sont pas communicables

Enfin, les sociétés requérantes demandaient la communication du bordereau des prix unitaires, du détail quantitatif estimatif du marché et de l’offre finale détaillée du candidat retenu, ainsi que la communication complète du rapport d’analyse des candidatures, du rapport final d’analyse des offres et du rapport de présentation finale, qui avaient été communiqués dans une version occultée. Après avoir rappelé que toutes les pièces d’un marché doivent être regardées comme communicables, sous réserve des secrets protégés par la loi, le Conseil d’Etat retient que c’est à bon droit que le tribunal administratif a refusé la communication des éléments demandés en estimant que les trois premiers documents reflétaient la stratégie commerciale de l’entreprise et étaient donc couverts par le secret industriel et commercial ; de même, les occultations sur les autres documents étaient justifiées par la préservation du secret industriel et commercial.

Conseil d’État
N° 390760
ECLI:FR:CECHR:2016:390760.20160928
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
10ème – 9ème chambres réunies
M. Jacques Reiller, rapporteur
Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public
SCP GASCHIGNARD, avocat

lecture du mercredi 28 septembre 2016
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Les sociétés Armor Développement, Bonnetterie d’Armor, Fabrica Espanola de confecciones SA, Argueyrolles et Noël France ont demandé au tribunal administratif de Paris, d’une part, d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le ministre de l’intérieur a rejeté leur demande tendant à la communication de documents portant sur le marché public de fabrication, d’approvisionnement et de distribution de vêtements et d’accessoires des personnels de la police nationale, ainsi que la décision explicite de rejet de cette demande en date du 6 septembre 2013, d’autre part, d’enjoindre au ministre de l’intérieur de leur communiquer les documents demandés dans un délai de deux jours à compter de la notification du jugement à intervenir, sous astreinte de 100 euros par jour de retard.

Par un jugement avant-dire droit n° 1316138/5-1 du 6 novembre 2014, le tribunal administratif de Paris a ordonné la production, dans un délai de 30 jours, par le ministre de l’intérieur, des documents énumérés aux points 11, 12 et 13 des motifs de ce jugement, sans que communication de ces pièces soit donnée aux sociétés requérantes.

Par un jugement n° 1316138/5-1 du 2 avril 2015, le tribunal administratif de Paris a annulé les décisions par lesquelles le ministre de l’intérieur a refusé de communiquer à la société Armor Développement et autres les documents demandés portant sur le marché public de fabrication, d’approvisionnement et de distribution de vêtements et d’accessoires des personnels de la police nationale, en tant qu’elles portent refus de communiquer les offres initiales et finales globales des candidats non retenus, ainsi que la décomposition du prix global et forfaitaire du marché finalement conclu, enjoint au ministre de l’intérieur de communiquer à la société Armor Développement et autres ces documents sous réserve de l’occultation ou de la disjonction d’éventuelles mentions y figurant relatives au détail de l’offre de prix des candidats et rejeté le surplus des conclusions dont il était saisi.

Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat les 4 juin et 7 septembre 2015, la société Armor Développement et autres demandent au Conseil d’Etat :

  1. d’ordonner avant-dire droit la production par le ministre de l’intérieur, sans communication aux parties, des documents visés au paragraphe V du mémoire complémentaire ;
  2. d’annuler le jugement du 2 avril 2015 du tribunal administratif de Paris, en tant qu’il n’a pas fait droit à l’intégralité de leurs conclusions ;
  3. de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier, notamment la transmission par le tribunal administratif de Paris, le 3 février 2016, hors procédure contradictoire, des pièces du marché litigieux ;

Vu :

  • la Constitution, notamment son Préambule ;
  • la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 ;
  • le décret n° 2005-1755 du 30 décembre 2005 ;
  • le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

  • le rapport de M. Jacques Reiller, conseiller d’Etat,
  • les conclusions de Mme Aurélie Bretonneau, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Gaschignard, avocat des sociétés Armor Développement, Bonnetterie d’Armor, Fabrica Espanola de confecciones SA, Argueyrolles et Noël France ;

Considérant ce qui suit :

Sur la demande de décision avant-dire droit :

1. Il appartient au juge administratif de requérir des administrations compétentes la production de tous les documents nécessaires à la solution des litiges qui lui sont soumis à la seule exception de ceux qui sont couverts par un secret garanti par la loi et opposable au juge. Si le caractère contradictoire de la procédure exige en principe la communication à chacune des parties de toutes les pièces produites au cours de l’instance, cette exigence est nécessairement exclue en ce qui concerne les documents dont le refus de communication constitue l’objet même du litige.

2. Lorsqu’un tribunal administratif, pour statuer en connaissance de cause sur les conclusions dirigées contre le refus de communiquer des documents administratifs, a ordonné, avant-dire droit, la communication hors procédure contradictoire des documents litigieux et que le jugement qu’il a rendu au fond fait l’objet d’un pourvoi en cassation, il appartient à ce tribunal de transmettre ces documents, qui ne seront pas davantage versés à l’instruction contradictoire dans le cadre de cette instance, au Conseil d’Etat afin de le mettre à même d’exercer son contrôle de cassation.

3. Dans la présente affaire, le tribunal administratif de Paris a ordonné, par jugement avant-dire droit du 6 novembre 2014, la communication, hors procédure contradictoire, des documents litigieux. Le jugement du 2 avril 2015 a été rendu au vu des documents communiqués aux seuls juges par le ministre de l’intérieur, dans un mémoire du 12 décembre 2014. Ce jugement faisant l’objet d’un pourvoi en cassation présenté par la société Armor Développement et autres, le tribunal administratif de Paris a transmis au Conseil d’Etat, sous pli séparé, ces documents qui n’ont pas été versés au débat contradictoire. La présente décision est rendue au vu de l’ensemble des pièces du dossier, y compris ces documents. Dans ces conditions, la demande avant-dire droit est dépourvue d’objet.

Sur les conclusions dirigées contre le jugement du 2 avril 2015 :

4. Aux termes de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978, dans sa rédaction alors applicable : ” Le droit de toute personne à l’information est précisé et garanti par les dispositions des chapitres Ier, III et IV du présent titre en ce qui concerne la liberté d’accès aux documents administratifs. / Sont considérés comme documents administratifs, au sens des chapitres Ier, III et IV du présent titre, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’Etat, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, directives, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions et décisions. (…) “. Aux termes de l’article 2 de cette même loi : ” Sous réserve des dispositions de l’article 6, les autorités mentionnées à l’article 1er sont tenues de communiquer les documents administratifs qu’elles détiennent aux personnes qui en font la demande, dans les conditions prévues par le présent titre. / Le droit à communication ne s’applique qu’à des documents achevés “.

En ce qui concerne l’argumentaire circonstancié de la direction des ressources et des compétences de la police nationale (DRCPN) :

5. Il appartient au juge de l’excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties. S’il peut écarter des allégations qu’il jugerait insuffisamment étayées, il ne saurait exiger de l’auteur du recours que ce dernier apporte la preuve des faits qu’il avance. Le cas échéant, il revient au juge, avant de se prononcer sur une requête assortie d’allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l’administration en défense, de mettre en oeuvre ses pouvoirs généraux d’instruction des requêtes et de prendre toutes mesures propres à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l’administration compétente la production de tout document susceptible de permettre de vérifier les allégations du demandeur.

6. En jugeant que la demande de communication de l’argumentaire circonstancié de la direction des ressources et des compétences de la police nationale sur les choix opérés par le pouvoir adjudicateur adressé à la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur était sans objet en l’absence de document formalisé au motif que le ministre avait fait valoir, sans être utilement contredit sur ce point, que ce document prévu par une circulaire du 6 janvier 2012 du secrétaire général et du directeur des libertés publiques du ministère de l’intérieur, relative aux modalités du contrôle de la passation des actes de commande publique, avait été remplacé par une réunion entre les directions concernées dont le ministre soutenait qu’elle n’avait fait l’objet d’aucun procès-verbal, le tribunal administratif n’a pas entaché son jugement d’erreur de droit.

En ce qui concerne l’avis de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ) :

7. L’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, dans sa rédaction alors applicable, dispose que : ” I. Ne sont pas communicables les documents administratifs dont la consultation ou la communication porterait atteinte : (…) / au déroulement des procédures engagées devant les juridictions ou d’opérations préliminaires à de telles procédures, sauf autorisation donnée par l’autorité compétente (…) “. Une communication de document qui empièterait sur les compétences et prérogatives du juge dans la conduite d’une procédure porterait atteinte au déroulement de celle-ci. En revanche, eu égard aux principes régissant la transparence que la loi du 17 juillet 1978 a imposée aux personnes publiques, qui ne subordonne pas le droit d’accès à un intérêt établi, la seule circonstance qu’une communication de document administratif soit de nature à affecter les intérêts d’une partie à une procédure, qu’il s’agisse d’une personne publique ou de toute autre personne, ne constitue pas une telle atteinte.

8. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le document litigieux est un avis interne à l’administration émis par la direction des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur à destination de la direction des ressources et des compétences de la police nationale. Cet avis a été rédigé dans la perspective d’un contentieux afin d’évaluer les risques et faiblesses juridiques de la procédure de passation du marché en cause. La demande de communication de cet avis émane de sociétés qui ont contesté devant le tribunal administratif de Paris l’attribution du marché à une société concurrente. Compte tenu de l’identité de parties dans les deux litiges, la communication de l’avis aux sociétés requérantes permettrait de porter à la connaissance du juge chargé d’apprécier la légalité du marché des éléments émanant de la partie défenderesse et de nature à plaider contre la cause de cette dernière, portant ainsi atteinte au déroulement équitable du procès. Il s’ensuit qu’en estimant que, dans les circonstances de l’espèce, la communication de cet avis serait de nature à porter atteinte aux procédures juridictionnelles en cours, le tribunal administratif de Paris n’a pas commis d’erreur de droit.

En ce qui concerne les autres documents en litige :

9. Le II de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978, dans sa rédaction alors applicable, dispose que : ” Ne sont communicables qu’à l’intéressé les documents administratifs : / – dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical et au secret en matière commerciale et industrielle (…) “.

10. Les marchés publics et les documents qui s’y rapportent, y compris les documents relatifs au contenu des offres, sont des documents administratifs au sens des dispositions de l’article 1er de la loi du 17 juillet 1978. Saisis d’un recours relatif à la communication de tels documents, il revient aux juges du fond d’examiner si, par eux-mêmes, les renseignements contenus dans les documents dont il est demandé la communication peuvent, en affectant la concurrence entre les opérateurs économiques, porter atteinte au secret industriel et commercial et faire ainsi obstacle à cette communication en application des dispositions du II de l’article 6 de la loi du 17 juillet 1978. Au regard des règles de la commande publique, doivent ainsi être regardés comme communicables, sous réserve des secrets protégés par la loi, l’ensemble des pièces du marché. Dans cette mesure, si notamment l’acte d’engagement, le prix global de l’offre et les prestations proposées par l’entreprise attributaire sont en principe communicables, ne sont, en revanche, pas communicables les documents qui reflètent la stratégie commerciale de l’entreprise opérant dans un secteur d’activité et sont ainsi susceptibles de porter atteinte au secret commercial, tel le bordereau des prix unitaires de cette entreprise.

11. Il s’ensuit que, contrairement à ce qui est soutenu, le tribunal n’a entaché son jugement, qui est suffisamment motivé sur ce point, d’aucune erreur de qualification juridique en jugeant que n’étaient pas communicables aux requérantes le bordereau des prix unitaires, le détail quantitatif estimatif du marché et l’offre finale détaillée du candidat retenu, après avoir relevé que, reflétant la stratégie commerciale de l’entreprise, ils étaient couverts par le secret industriel et commercial. Il ne ressort pas davantage des pièces du dossier qui lui était soumis que le tribunal administratif a entaché son jugement d’une erreur de qualification juridique en estimant que les occultations auxquelles avait procédé le ministre de l’intérieur avant de communiquer aux requérantes le rapport d’analyse des candidatures, le rapport final d’analyse des offres et le rapport de présentation final étaient justifiées par la préservation du secret industriel et commercial.

12. Il résulte de tout ce qui précède que les sociétés requérantes ne sont pas fondées à demander l’annulation du jugement qu’elles attaquent. Leur pourvoi doit donc être rejeté, y compris les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la société Armor Développement et autres est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée aux sociétés Armor Développement, Bonnetterie d’Armor, Fabrica Espanola de confecciones SA, Argueyrolles, Noël France et au ministre de l’intérieur.


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